Chapitre 11
Linda plaqua les mains sur la toile, essayant de trouver une prise, mais ses gants ne l’aidaient pas à ralentir le plongeon qui paraissait inévitable. Lorsque ses doigts touchèrent le bord de la déchirure, elle tenta désespérément de s’accrocher au tissu déchiqueté. Mais elle avait déjà pris trop de vitesse et, une seconde plus tard, sa tête passa dans le trou, puis ses épaules.
Elle n’eut même pas le temps de crier. Son tronc pendait au-dessus du radier. En bas, il faisait un noir d’encre, mais elle savait qu’elle avait sous elle vingt-cinq mètres de vide. Ses hanches heurtèrent le bord, décalant son centre de gravité. Elle ne pouvait rien faire, elle basculait, ses jambes se soulevèrent.
Au moment où le haut de ses cuisses glissait vers le précipice, deux mains robustes lui encerclèrent les chevilles. Elle continua à tomber, puis sentit qu’on la tirait en arrière. Elle commença à remonter la déchirure, sortit lentement du trou, ne sentant même pas la toile rugueuse qui lui écorchait la joue.
Elle roula sur le dos et fit un grand sourire au barreur du Zodiac.
« Putain, merci. Pendant un instant, j’ai bien cru que je…
— Pendant un instant, vous avez bien failli.
— Et l’autre garde ? lui demanda Linda.
— On s’en est occupés.
— Bon, nous ne disposons que d’une ou deux minutes avant qu’ils s’aperçoivent qu’ils ont disparu. »
Tout en parlant, Linda s’était défaite de son brêlage. Elle ôta les bretelles, puis les attacha ensemble pour confectionner une espèce de corde, de deux mètres cinquante de long.
« L’équipe deux, vous traînez le corps jusqu’ici.
— Reçu.
— Passez-moi votre brêlage. »
Elle enleva sa ceinture pour augmenter la longueur de sa corde de fortune, passa le bras dans une boucle et mit son monoculaire de vision nocturne en place. Elle se détourna des lumières pour mieux y voir.
« Laissez-moi descendre », ordonna-t-elle lorsque les autres furent arrivés avec le cadavre.
Elle nota deux choses. Primo, quelqu’un avait pensé à refermer sa braguette, secundo, son cou faisait un angle bizarre.
Elle avança en rampant jusqu’au bord du trou. Le couteau de Nikoli avait déchiré la toile près d’une couture, à un endroit où la tension était maximale, et c’est pour cela qu’elle avait cédé aussi facilement. Elle avait d’abord imaginé ménager une ouverture en faisant brûler la bâche pour faire disparaître les corps, espérant que les autres croiraient que leurs camarades y avaient mis le feu en laissant tomber une cigarette. Mais la déchirure pouvait servir aussi bien à ses visées. Les gardes allaient croire que leurs copains avaient voulu couper à travers le radier et que la toile avait brusquement cédé.
Linda s’approcha encore, elle sentait la toile s’affaisser sous elle, mais savait que ses hommes étaient là pour la retenir. En arrivant près du trou, elle se sentit légèrement partir et, immédiatement, ils tirèrent sur ses bras.
« C’est bon, retenez-moi comme ça », leur dit-elle.
Elle pencha la tête et alluma une petite lampe-torche.
Son premier souci, c’était Nikoli. S’il était tombé dans une position telle que l’on pouvait voir la blessure par balle, le mystère dont devait rester entourée leur petite visite s’envolait. Elle essaya de voir ce qui se passait en bas. Comme le monoculaire lui donnait une image en deux dimensions, elle n’avait pas de sensation de vertige comme elle l’avait craint. Droit dessous, il y avait un navire, un petit pétrolier avec son château de poupe. Elle essaya de voir ce qui se passait plus à l’arrière. Ils avaient découpé les mâts et la cheminée pour lui permettre de passer sous les bâches. De là où elle était, elle ne pouvait distinguer aucun signe d’identification particulier, pas de nom ni de caractéristiques distinctives. Mais elle avait maintenant la preuve qu’ils avaient affaire à des forbans et pas seulement à des pirates.
Elle fit basculer le commutateur du monoculaire pour passer d’amplification à infrarouge. L’image était toute noire, à l’exception d’une zone brillante. Une traînée lumineuse qui commençait à la lisse et descendait jusqu’au fond du radier pour former une espèce de flaque colorée. Elle repassa en mode amplifié et pointa son monoculaire sur cet endroit. Apparemment, Nikoli avait percuté le bastingage, le sang qui apparaissait tiède en infrarouge était noir maintenant. Le corps gisait tout en bas, couvert de sang. Linda se dit que seul un légiste expérimenté pourrait découvrir la blessure par balle après les dégâts que lui avait infligés la chute.
Satisfaite de ce qu’elle avait observé, Linda ordonna à ses hommes de la récupérer.
« Il y a un pétrolier dans le radier. Ils ont enlevé la cheminée pour le faire entrer. J’estime sa longueur à cent trente mètres.
— Tu n’arrives pas à voir son nom ? lui demanda Max qui écoutait toutes leurs conversations au CO.
— Négatif. Faut qu’on dégage. La ronde va arriver d’un moment à l’autre.
— Bon, on vous attend. »
Ils se mirent à courir, courbés en deux, jusqu’à l’endroit où ils avaient amarré le Zodiac et se laissèrent descendre. Le barreur fit démarrer le moteur électrique qui tournait déjà lorsque le tireur largua la corde. Le gonflable s’élança sur la mer, se dégagea du Maus en roulant dangereusement avant de se stabiliser avec la vitesse.
Quinze minutes plus tard, ils arrivèrent près de l’Oregon à vingt nœuds. Le gros moteur hors-bord ronronnait doucement. Le marin qui les attendait dans le garage surveillait leur approche via le circuit de télévision interne. Lorsqu’ils s’approchèrent, il éteignit l’éclairage rouge et ouvrit la porte pile-poil. Le Zodiac s’élança sur la rampe et s’arrêta impeccablement. Le barreur n’avait pas coupé le moteur que les portes se refermaient déjà.
Max Hanley était venu les accueillir. Il passa son portable à Linda. Elle se débarrassa de sa casquette.
« Ross à l’appareil.
— Linda, c’est Juan. Qu’as-tu découvert ?
— Le dock transporte un pétrolier de moyen tonnage, patron. Je n’ai pas pu voir son nom.
— Pas trace de l’équipage ?
— Aucune. Le radier était complètement dans le noir, ou ils sont tous morts, ou ils les ont transférés à bord des remorqueurs. »
Personne ne releva que cette dernière hypothèse était fort peu probable.
« Très bien, vous avez tous fait du bon boulot, reprit Cabrillo. Je vous accorde une double ration de grog.
— Non, je crois que je vais m’offrir deux verres de l’excellent cognac que tu gardes dans ta cabine, tu sais, ce Louis XIII.
— Il convient de le déguster dans un verre ballon, ça ne s’avale pas tout rond comme de la tequila.
— Je ferai chauffer un verre en Pyrex, répondit Linda pour le taquiner. Je te repasse Max. »
Elle lui rendit son téléphone et quitta le garage pour aller prendre une douche. Plus un ballon ou deux de ce cognac à quinze cents dollars.
« Bon, demanda Hanley, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Si j’en crois ce que m’a dit Murph, le Maus se dirige vers Taiwan. Tu pourrais prendre de l’avance et voir s’il entre au port ? Dans ce cas, je te rejoindrai là-bas et on avisera.
— Et s’il change de route, et s’il va ailleurs ?
— Tu le suis.
— Tu es bien conscient qu’il file trois nœuds. On va le coller pendant trois semaines avant qu’il atterrisse.
— Je sais, mais je n’y peux rien, mon vieux. T’as qu’à te dire que t’es un flic qui suit OJ[7][7] sur le périph de Los Angeles.
— À cette allure ? Mais bon Dieu, même les homards migrateurs vont plus vite que ce foutu dock. » Puis, redevenant sérieux : « Tu te souviens, le dernier navire disparu de nos amis japonais était un pétrolier. Le, ah…
— Le Toya Maru, compléta Juan.
— C’est ça. Il n’est pas stupide de penser qu’il est dans le radier du Maus. Et si on prévenait la marine ou les garde-côtes japonais ?
— Oh, je suis certain qu’il s’agit du Toya Maru. Mais nous ne nous intéressons pas qu’à lui et je doute qu’il se trouve quelqu’un à bord des remorqueurs pour nous en apprendre davantage. Ces pirates jouent fin. Note bien ce que je vais te dire : quand ils seront à une journée de Taiwan, ils recevront l’ordre d’aller ailleurs. Si nous coinçons le Maus maintenant, on aura récupéré un seul navire et quelques sous-fifres. Mais si nous le pistons jusqu’à l’endroit où ils ont l’intention de dépecer le Toya ou de le maquiller, nous aurons marqué un point.
— Ça semble plausible, convint Max. Bon, on va jouer les tortues et voir où ça nous mène.
— Je te passe Eddie. Il a fait la liste de tout ce dont il a besoin pour partir en Chine. Tu confieras ça à un courrier en passant dans le détroit de Corée, le Robinson a largement assez d’autonomie pour se poser à Pusan. De là, le courrier peut prendre un vol pour Singapour, il retrouvera Eddie à l’aéroport.
— Attends, je prends un crayon et du papier. Et mes lunettes. »
À cinq cents nautiques plus au nord de l’endroit où l’Oregon suivait le Maus, un autre dock flottant, en fait, sa copie conforme, sortait du détroit de La Pérouse qui sépare la pointe septentrionale du Japon de l’île Sakhaline pour s’engager dans les eaux glaciales de la mer d’Okhotsk. Mais ses remorqueurs étaient plus puissants que ceux du Maus et il filait six nœuds, en dépit du fait que le navire qu’il transportait était considérablement plus gros que le pétrolier découvert par Linda.
La mer avait grossi, de hautes vagues s’écrasaient sur les bâtiments, raidissant et mollissant alternativement les remorques qui plongeaient un coup, avant de se tendre pour devenir aussi rigides que des barres d’acier, rendant toute l’eau qu’elles avaient absorbée. Les remorqueurs qui prenaient les lames de flanc faisaient route plein nord, labourant l’océan comme tout navire le fait, vifs et réactifs quand il fallait reprendre le cap. Quant au dock, c’était différent. Il prenait les vagues de plein fouet par l’avant et les lames, en explosant, s’élevaient à hauteur du pont supérieur. Puis il se débarrassait de l’eau, lentement, lourdement, comme si la mer n’était qu’une amusette.
Le radier était couvert, tout comme celui du Maus, mais dans le cas du second dock, on avait disposé des tôles sur une structure métallique et tous les joints avaient été soudés. Le radier était ainsi pratiquement étanche, mais on avait tout de même mis en place des ventilateurs industriels à l’arrière. Ces puissants engins faisaient circuler des milliers de mètres cubes d’air par minute, passant par des rangées de filtres à fines mailles pour dissimuler les fortes odeurs qui émanaient du fond, des odeurs que nul n’avait plus jamais senti en mer depuis au moins deux cents ans.
* * *
Cabrillo se retrouvait coincé à Tokyo le temps que Mark Murphy lui donne ce qu’il attendait. Il passa donc trois jours à jouer les touristes dans cette ville qu’il n’aimait guère. Le vent du large lui manquait, comme l’horizon inaccessible et la paix que l’on ressent sur un aileron de passerelle en admirant la traînée du sillage qui s’estompe dans le lointain. Au lieu de cela, il devait essayer de se débrouiller avec une langue incompréhensible, au milieu de foules à défier l’imagination, obligé de supporter les regards curieux de gens qui, tout habitués qu’ils étaient à voir des Occidentaux, se comportaient comme s’ils les découvraient pour la première fois.
Et ce sentiment d’impuissance était encore renforcé par la mission d’Eddie Seng. Eddie l’avait quitté quelques jours plus tôt, avait retrouvé le courrier à Singapour et il était déjà arrivé en Chine. Il avait appelé l’Oregon en arrivant à Shanghai, mais ne se servait plus désormais de son téléphone. Les téléphones portables n’étaient pas rares dans les grandes villes, mais il se rendait dans la Chine profonde. Là-bas, il n’y avait pas de réseaux, mais si on le prenait avec un téléphone à la main, il attirerait les soupçons. Il était totalement livré à lui-même dans un pays qui l’avait déjà condamné à mort tant qu’il n’aurait pas trouvé qui étaient ces paysans embarqués à bord du Kra.
Cabrillo sentit le vibreur de son portable dans la poche de sa veste. Il le sortit et répondit, tout en se promenant dans le parc qui entourait le palais impérial, seul endroit un peu calme dans cette mégapole tentaculaire.
« Cabrillo.
— Juan, c’est Max. Tu es prêt à rentrer de vacances ?
— Murph a-t-il trouvé quelque chose ? »
Il n’arrivait pas à cacher son excitation.
« Tu l’as dit. Je te le passe, mais je reste à côté. »
Juan chercha un banc désert où il pourrait s’installer pour discuter tranquillement. Il gardait sur lui un petit bloc et son Mont Blanc, au cas où il aurait besoin de prendre des notes.
« Salut patron, comment va ?
— Max me dit que vous avez trouvé des choses, répondit Cabrillo, impatient de connaître la direction dans laquelle il allait orienter la chasse.
— Ça m’a pris un bout de temps et j’ai dû consulter Mike Halbert. »
La Corporation faisait parfois appel à ce consultant qui lui servait aussi de conseiller financier. Il avait effectué une ou deux missions à bord de l’Oregon, mais travaillait en règle générale dans son appartement de New York, au quinzième étage d’un immeuble qui donnait sur Central Park. Halbert était un ténor de la finance internationale et en connaissait tous les arcanes : les sociétés-écrans qui opèrent dans l’ombre, les paradis fiscaux, les produits dérivés. Cela dit, et compte tenu du triste état de ses finances, Cabrillo n’avait guère envie d’entendre parler de lui.
« Et alors, qu’avez-vous trouvé ? coupa Juan.
— C’est un peu compliqué, alors écoutez-moi bien. »
Murphy fit une pause pour consulter son écran.
« Bon, pour commencer, il fallait que je sache qui possédait toutes ces compagnies-écrans propriétaires du Maus. Vous vous souvenez, D Commercial Advisors, Equity Partners International et tout le reste. D’abord, il apparaît que toutes ces sociétés ont été créées dans le seul but d’acquérir le dock flottant. C’est leur seul actif.
— La chose est assez fréquente, lui dit Juan. Si une compagnie d’assurances se retournait contre les propriétaires du navire, leur seul bien est le dock, point.
— C’est ce que m’a dit Halbert. Il n’y en a pas deux qui aient leur siège au même endroit. L’une au Panama, l’autre au Nigeria, une autre à Dubaï. J’ai essayé de prendre contact directement avec D Commercial Advisors. Ils n’ont même pas un numéro de téléphone, il est donc probable que le siège se limite à une boîte postale et à un répondeur qui renvoie les appels à une autre adresse.
— Il n’y a pas moyen de trouver où suit le courrier ?
— Non, sauf à faire un casse dans un bureau de poste du tiers-monde pour jeter un coup d’œil dans les fichiers.
— On garde cette option, répondit Cabrillo le plus sérieusement du monde. Je vous écoute.
— Ensuite, nous avons essayé de décortiquer l’organigramme de toutes ces sociétés. Ce sont des données publiques et, fort heureusement, on les trouve dans un certain nombre de banques de données. J’espérais trouver les mêmes noms dans tous les conseils d’administration.
— Vous ne croyiez quand même pas que les choses allaient être aussi simples ? lui répondit Juan comme s’il le grondait.
— Bon, j’espérais malgré tout. Comme vous imaginez, je n’ai pas eu cette chance. Sur les sept sociétés qui possèdent le Maus et sur les quarante personnes enregistrées comme exerçant des fonctions de directeurs, elles sont toutes russes.
— Russes ? J’aurais plutôt dit que c’étaient des Chinois.
— Non, russkofs jusqu’à la moelle. Ce qui colle avec les soupçons de Linda, que les gardes à bord du Maus venaient du pays des tsars. J’ai lancé une recherche auprès d’Interpol, mais j’ai déjà repéré quelques-uns de ces mecs. Ils appartiennent à la mafia russe, pas des gros bonnets, mais ils en font partie à coup sûr.
— Ainsi, toute cette affaire serait montée par les Russes, dit Juan qui réfléchissait tout haut. Je vois bien le bénéfice qu’ils peuvent tirer de bateaux qu’ils capturent en mer, mais ce trafic d’êtres humains ? Les Têtes de Serpent sont bien organisés et solidement implantés en Chine. Je ne les vois pas accepter de se faire marcher sur les pieds par un gang de Russes.
— J’ai eu une idée à ce sujet, reprit Max. Et si les Têtes de Serpent avaient passé un accord avec les Russes ? S’ils utilisaient des bâtiments russes pour les faire transiter illégalement par la Russie avant de les expédier en Europe de l’Ouest ?
— Possible, lui accorda Juan. Ils pourraient passer par Vladivostok, y décharger leurs Chinois avant de les embarquer dans le Transsibérien. Une fois arrivé à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, il ne reste plus qu’à leur filer de faux papiers et en route pour Berlin, Londres ou New York. J’ai entendu dire que les services des douanes, un peu partout dans le monde, avaient fermé les itinéraires qu’ils utilisaient dans le temps, cela pourrait être leur nouveau système de livraison. »
Cabrillo réfléchissait déjà avec deux coups d’avance. Il ne connaissait pas grand monde dans le port arctique de Vladivostok, mais il avait conservé des contacts à Moscou et à Saint-Pétersbourg. En fait, plusieurs de ses vieux adversaires du temps de la guerre froide travaillaient maintenant dans des sociétés de sécurité privées au profit de cette génération de capitalistes oligarques, plusieurs d’entre eux avaient même fait fortune et appartenaient eux aussi à cette nouvelle classe.
« Bon, décida Juan, je pars pour Moscou.
— Pas si vite, patron, lui dit Mark. Ça peut se terminer là-bas, mais il y a peut-être un autre moyen.
— Je vous écoute.
— Je me disais qu’il allait être difficile de retrouver la trace de quarante gangsters russes puis de les faire parler. J’en ai longuement discuté avec Mike Halbert, nous sommes arrivés à la conclusion que les Russes n’ont probablement pas la moindre idée de ce que font exactement ces sociétés. Il est assez vraisemblable que, peu importe qui a enregistré D Commercial Advisors, Ajax Trading et les autres, celui qui l’a fait a dû payer les Russes pour utiliser leur nom, et ils ne savent rien d’autre.
— Vous voulez dire, un conseil d’administration bidon pour une société bidon ?
— Exactement. Imparable.
— Bon, dans ce cas, où est-ce que ça nous mène ? lui demanda Juan, assez irrité de voir que Murph le menait par le bout du nez.
— Le type qui a enregistré toutes ces sociétés.
— Attendez. Le type, quel type ?
— Ouais.
— Ils ont réussi à tout embrouiller, s’exclama Cabrillo, mais son irritation se transforma en excitation quand il réfléchit à ce que venait de lui annoncer Murph.
— Ça pour sûr, reprit Mark, l’air rieur. Toutes ces sociétés-écrans ont deux choses en commun. Elles possèdent toutes des parts dans le Maus, en fait, dans les documents, il s’appelle Mice, mais c’est sans doute un problème de traduction. L’autre, c’est qu’elles ont toutes été enregistrées par le même avocat de Zurich. Un certain Rudolph Isphording.
— Jamais entendu parler.
— C’est pas étonnant, y avait aucune raison jusqu’à ces derniers mois.
— Et qu’est-ce qui s’est passé, il y a quelques mois ?
— Isphording est devenu le témoin phare dans le plus gros scandale financier qu’ait connu la Suisse depuis l’affaire de l’or qu’ils avaient mis à l’abri pour le compte des nazis. Il s’est fait pincer dans un réseau de blanchiment, il a rapidement compris le montant de l’addition qui l’attendait et s’est décidé à faire ami-ami avec la justice helvétique. Le champ des investigations s’étend de jour en jour. Ils ont inculpé quelques présidents de banques, deux ministres ont déjà démissionné et les enquêteurs s’intéressent désormais aux représentants suisses aux Nations unies, qu’ils soupçonnent d’avoir touché des pots-de-vin. Et l’affaire a peut-être à voir avec les milliards de dollars que Yasser Arafat, le défunt chef de l’OLP, aurait planqués dans des banques suisses et dont on cherche la trace. On dirait que personne n’arrivera jamais à bout de ce scandale.
— Tout ça à cause de cet Isphording ?
— Il avait le bras long et il l’a plongé dans des poches pas très propres.
— Si l’OLP est impliquée, je suis surpris qu’il ne se soit pas déjà fait descendre. »
Max reprit le téléphone en ricanant.
« Un de ces jours, un kamikaze va le serrer dans ses bras pour le remercier, mais seulement quand les Palestiniens auront récupéré leur argent.
— Et où se trouve Isphording actuellement ?
— Sous haute protection à la prison de Regensdorf, près de Zurich. Depuis cinq mois, les seules fois où il est apparu, c’était lors des audiences de la Cour spéciale. On l’emmène là-bas en fourgon blindé. Les médias ont interdiction de l’approcher, mais un photographe a pris au télé une photo qui pourrait lui ressembler. On le voit avec un gilet pare-balles, il a la tête enveloppée dans ce qui ressemble à des bandages. Il y a des rumeurs qui circulent chez les journalistes suisses, on dit qu’il subit des opérations de chirurgie plastique pendant l’enquête et qu’on lui fournira une nouvelle identité lorsqu’il aura fini de témoigner.
— Un fourgon blindé ? demanda Cabrillo, juste pour être sûr.
— Avec une escorte policière. Je vous ai dit qu’on pouvait faire autre chose que de chercher une quarantaine de Russes qui savent quelque chose ou qui ne savent rien du tout, répondit Mark. Je n’ai pas dit que c’était le plus simple.
— Il peut recevoir des visites ? » demanda Juan, qui songeait déjà à ce qu’il pourrait utiliser comme moyens de pression sur l’avocat.
Cela dit, Isphording avait passé un accord des plus intéressant avec les autorités suisses, pourquoi irait-il gâcher tout ça en disant à la Corporation ce qu’il savait d’une poignée de sociétés-écrans qu’il avait aidé à constituer ? Juan allait devoir faire preuve de créativité.
« Reste un dernier truc. Sa femme. »
Cela faisait tomber en ruine son idée d’essayer de l’intimider au parloir de la prison. S’ils ne pouvaient pas lui parler en prison, et il doutait fort qu’on laissât Isphording parler à qui que ce fût au tribunal, Juan voyait maintenant qu’il avait très peu d’options. Il remuait cent idées dans sa tête sans arriver à rien. Enfin, pas exactement, mais tout ce qu’il imaginait faisait long feu.
« Comment sont-ils sûrs que cela a à voir avec l’OLP ? demanda-t-il.
— On a peu de données, lui dit Mark, mais ça colle assez bien avec son style en matière de corruption.
— Il va falloir s’en contenter. Une simple rumeur peut jouer en notre faveur.
— Et quelle est ton idée ? lui demanda Hanley.
— J’aurais du mal à te le dire comme ça. Pour le moment, ça ne vaut pas grand-chose. Tu as des photos de la femme d’Isphording ?
— On ne devrait pas avoir de mal à en dénicher dans les archives des journaux.
— Parfait, trouves-en. Je vais aller faire un tour à Zurich et trouver un plan pour voir si mon idée tient la route. Et vous, où êtes-vous en ce moment ?
— En mer de Chine, environ deux cents nautiques au nord de Taiwan, lui répondit Max.
— Et le Maus ?
— Vingt milles sur notre avant, nous avons déterminé que c’est sa portée radar maxi. Nous mettons le drone en l’air toutes les douze heures, juste pour jeter un œil et nous assurer que rien n’a changé. Pour le moment, c’est du remorquage banal. Rien de particulier.
— Sauf qu’il y a un bâtiment piraté dans le radier.
— Bien sûr, il y a ça aussi. »
Le Maus ne parcourait que cent cinquante milles par jour, ils n’étaient plus qu’à une journée et demie de Taipeh, mais Juan était toujours persuadé que le dock allait changer de route pour se diriger ailleurs. Taiwan était un pays moderne, démocratique, trop bien administré pour que les pirates osent en faire leur base. Il était convaincu qu’ils allaient continuer, direction le Viêtnam, les Philippines ou l’Indonésie.
Ce qui signifiait que, s’il voulait passer par Rudolph Isphording, il allait devoir le faire sans bénéficier du soutien de l’Oregon. Mais il aurait besoin de tous les moyens de son bâtiment pour ce qu’il avait en tête. Il calcula les distances et les rayons d’action, en tenant compte des capacités du Robinson R-44 caché dans son hangar sous le pont. S’il avait besoin de faire venir du matériel et du personnel, la fenêtre allait être étroite lorsque l’Oregon passerait près de Taiwan. Une fois qu’il serait entré en mer de Chine méridionale, il serait trop loin de terre pour qu’un transfert soit possible. Pris d’un léger sentiment de vertige, il finit par conclure qu’il ne disposait que de deux jours, une fois qu’il serait à Zurich, pour décider de quoi et de qui il aurait besoin avant que l’Oregon fût hors de portée.
Le montage de l’opération en Corée du Nord leur avait pris trois semaines, et, même comme ça, c’était tendu. Pourtant, à côté de ce que Cabrillo avait en tête, c’était une vraie partie de plaisir.